Racolage moisi

" Le Téléthon parasite la générosité des Français de manière populiste en montrant des enfants myopathes, en exhibant le malheur des enfants. Je trouve ça absolument inadmissible." Les mots de Pierre Bergé, Président de l'association de lutte contre le sida Sidaction, résonnent dans ma mémoire lorsque je reçois cette enveloppe dans ma boîte aux lettres. A la veille de la journée mondiale contre le sida, je vois rouge. Rouge comme le ruban dessiné en lieu et place du timbre, rouge comme le sang, rouge comme ces appels du pied des lettres qui cognent : "Appel de Noël" ; "Lisez à l'intérieur le témoignage de Sarah !" et, fortuitement, comme l'étiquette de réexpédition de La Poste.
Sur cette enveloppe que je n'ai pas encore ouverte et que j'ai envie de déchirer, un message en lettres bleues, bleues comme mes veines, bleues comme l'encre qui sèche au fond de mon stylo plume délaissé pour le clavier blanc de mon ordinateur. Quand j'étais adolescente, je croyais qu'une machine à autographe signait les photos dédicacées que je recevais des vedettes du petit et grand écran, en retour de mes lettres enflammées. Je n'avais qu'une très vague connaissance de la PAO, de la numérisation et des polices de caractère qui peuvent imiter l'écriture cursive à la perfection.
Plus tard, dans mon parcours d'étudiante-qui-travaille, j'ai été rémunérée par des maisons de haute-couture afin d'écrire à la main les cartons d'invitation personnalisés des clientes. Je collais, à côté du message, un véritable trèfle à quatre feuilles fraichement coupé. Mes collègues et moi — uniquement des femmes, à cause de cette réputation erronée de minutie qui nous colle à la peau — travaillions au milieu des pots de trèfles, dans une sous-pente lumineuse des Champs Elysées, et il fallait prendre garde à ne pas mettre de terre sur le papier vélin. Bien que nous en écrivions des centaines, le but de l'opération était que la cliente se sente unique, choyée par la main du créateur à travers celle des copistes. On nous appelait comme les couturières : les "petites mains". Et nous aussi étions choyées, tant par le respect de notre employeur ("Vous êtes payées à l'heure, ne vous pressez pas !") que par les mets délicieux dont nous étions abreuvées (café de luxe, macarons à la framboise, barbecue sur le toit de l'immeuble, Champagne à la fin du contrat). Ce marketing de dentelle devait être efficace, puisque chaque année nous étions rappelées pour le même ouvrage.
Recevoir une enveloppe aussi grossière est donc pour moi inadmissible, d'autant plus choquant que la fausse écriture cursive sert ici à corroborer l'authenticité d'un témoignage dramatique : "Je vous écris car je n'ai personne vers qui me tourner. J'étais enceinte quand j'ai appris que j'avais été contaminée par le virus du Sida." La pauvre "Sarah", personnage fictif comme ceux des publicités pour une grande enseigne de vêtements, ne me fera malheureusement pas pleurer. Ce que l'écriture apposée sur cette enveloppe est censée faire advenir — tristesse, compassion, ouverture du porte-monnaie — se retourne en colère contre la vulgarité de ce racolage. Je ne doute pas que des milliers de "Sarah" vivent dans le monde, ni que la recherche médicale et les malades ont besoin d'argent et de soutien. Je ne doute pas non plus que le sida soit une maladie difficile à vendre, et qu'il faille faire feu de tout bois. Mais la coïncidence des déclarations de Pierre Bergé avec la réception de cette enveloppe me laisse pantoise et écœurée par un mauvais goût de moisi.

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